Éditorial du n°3

25/08/2015 15:50

Le troisième numéro de la revue Interphase, sur le thème de l'exploration, sortira dans la première quinzaine de septembre. Vous pouvez dès à présent en découvrir, en cliquant sur ce mot, la couverture, ainsi que l'éditorial, ci-dessous.

 

 

    La couverture de ce numéro présente une image d’une exoplanète découverte en 2013 à l’aide du télescope Kepler. Contrairement aux apparences, il ne s’agit pas d’une photographie obtenue en apposant l’objectif à la lentille de la lunette astronomique, car tout ce qu’on parviendrait alors à distinguer serait un point lumineux, tant la distance de mille deux cents années-lumière nous séparant de cette altera terra fait obstacle, compte tenu de nos moyens techniques, à une observation directe. C’est l’imagination d’un artiste qui, à partir des informations matérielles obtenues par les scientifiques, a donné à Kepler 62e une telle apparence de familiarité.

    Pouvait-il seulement en être autrement ? Dans l’infini de l’obscurité entourant ce corps qu’il ne sera jamais possible d’explorer que par la pensée, à travers l’étroite lucarne d’un observatoire et au prisme non moins déformant des calculs des savants, était-il illégitime de donner à ce qui, après tout, est supposé être un monde, certes nouveau, mais auquel nous n’accordons de l’intérêt que dans l’espoir d’y découvrir un jour notre reflet, une texture si trompeusement amie, plutôt que l’apparence de quelque paysage rêvé — vision heureuse du Lorrain ou vision cauchemardesque de Goya — qui n’approcherait sans doute pas davantage une vérité dont on ne peut pas même soupçonner les contours, tant son monde est ontologiquement différent du nôtre ?

    La démarche de celui à qui il a été donné de fixer dans nos esprits cette vue harmonieuse illustre à merveille la différence, souvent peu remarquée, entre exploration et simple recherche, examen approfondi ou découverte. S’il est donné à toute époque de connaître, et de faire évoluer cette connaissance, l’exploration déborde largement du cadre du simple savoir. Conditionnée par des facteurs techniques — et même, peut-être, par des réalisations techniques révolutionnaires, comme le fut la boussole au moment des Grandes Découvertes, et comme le sont les fusées, sondes spatiales et autres engins en quête de nos origines célestes —, elle est surtout une aventure humaine, ou, plus exactement, sociale. Elle est la confrontation, quelquefois au sens le plus concret, non d’un philosophe éclairé par sa lampe de travail, mais d’un monde tout entier, à l’altérité radicale et à toutes ses conséquences, questionnements éthiques et théologiques, mais aussi, plus trivialement, ambitions politiques et économiques. Qui le nierait, alors que certains vendent déjà des terrains sur la Lune, et, qui sait bientôt, sur Kepler 62e ? Ce phantasme de l’exil intergalactique, au fond, trahit que, si connaître est penser ce qui est, explorer passe par la projection de soi, de son monde et de ses lois — lois de la nature, mais aussi usages sociaux, telle la propriété — sur autrui. Le frisson en est la meilleure preuve qui transit certains tant à l’idée que nous pourrions, comme on jette une bouteille à la mer, envoyer un signal dans l’espace et recevoir une réponse de quelque créature désireuse de faire connaissance, qu’à la perspective moins réjouissante que nous pourrions bien rejouer alors l’empire aztèque, ou telle tribu africaine, face au colonisateur : et si les Kepleriens étaient plus avancés que nous ? Nous allumerions alors, comme Néron, un feu qui ne saurait s’éteindre… Touchant égocentrisme de qui ne peut penser que les mondes soient évalués autrement que par leur place sur une ligne d’évolution passant par le sien.

    Il ne faudrait pas en conclure, par excès, que l’attitude de l’explorateur fût fondamentalement anti-épistémique, toute dirigée suivant le cours de ses misérables nécessités humaines. Quoniam, aurait dit Sénèque, in arduo est veri exploratio, l’illustration de la couverture se veut une mise en garde contre les fusions simplifiantes que le langage, et par conséquent la pensée, opère parfois, autant qu’une introduction aux problématiques abordées dans ce numéro. Si l’on a l’habitude, depuis seulement le XVIIIe siècle, de désigner par le terme d’exploration certains voyages consistant, dans un contexte intellectuel particulier, et avec une conjonction de finalités souvent peu avouables, à partir physiquement à la découverte d’une terre qui, toute rêvée qu’elle ait peut-être été, est encore vierge, et où, ce faisant, il faut, acte d’intelligence par excellence, dit-on parfois, s’adapter, n’y a-t-il pas d’autres situations, nommées autrement, mais où la démarche, le déplacement physique en moins, est fort similaire ? À quel degré et jusqu’à quel point, cette similitude ? Y a-t-il des conséquences spécifiquement attachées à ce fait social total de l’exploration ? Cinq siècles après la découverte de l’Amérique, ne pourrait-on parodier Horace et dire semper bis repetita fiunt ?