Pourquoi, selon Sénèque, la terre tremble-t-elle ?

14/05/2015 00:00

Pourquoi, selon Sénèque, la terre tremble-t-elle ?

 

Non est ergo dubium quin multum spiritus intus lateat et caeca sub terra spatia aer latus obtineat. Quod si uerum est, necesse est id saepe moueatur quod re mobilissima plenum est : numquid enim dubium esse cuiquam potest quin nihil sit tam inquietum quam aer, tam uersabile et agitatione gaudens ? Sequitur ergo ut naturam suam exerceat et quod semper moueri uult, aliquando et alia moueat. Id quando fit ? Quando illi cursus interdictus est. 

Nam, quamdiu non impeditur, it placide ; cum offenditur et retinetur, insanit et moras suas abripit, non aliter quam ille « pontem indignatus Araxes » : quamdiu illi facilis et liber est alueus, primas quasque aquas explicat; ubi saxa manu uel casu illata repressere uenientem, tunc impetum mora quaerit et, quo plura opposita sunt, plus inuenit uirium: omnis enim illa unda, quae a tergo superuenit et in se crescit, cum onus suum sustinere non potuit, uim ruina parat et prona cum ipsis quae obiacebant fugit. Idem spiritu fit, qui quo ualentior agiliorque est, citius eripitur et uehementius saeptum omne disturbat: ex quo motus fit, scilicet eius partis sub qua pugnatum est.

Sénèque, Quaestiones naturales, VI, 16-17

 

 

Traduction

Il n’est donc pas douteux qu’une grande quantité d’air se dissimule à l’intérieur [sous terre, ndlr] et qu’une vaste atmosphère occupe des espaces obscurs sous la terre. Si cela est vrai, il est nécessaire que ce qui est empli d’une chose très mobile soit souvent mis en mouvement : car personne peut-il supposer que rien soit plus instable que l’air, plus inconstant et se plaisant plus à l’agitation ? Il s’ensuit qu’il exerce sa nature et, puisqu’il veut toujours se mouvoir, il déplace parfois aussi d’autres choses. Quand cela arrive-t-il ? Toutes les fois que l’on fait obstacle à sa course.
En effet, aussi longtemps qu’il n’est pas gêné, il va calmement ; mais lorsqu’il rencontre un obstacle et qu’il est retenu, il devient fou et détruit ce qui cause son retard, tout comme ce tumultueux Araxe détruit un pont : aussi longtemps que son lit est dégagé et sans obstacle, il déroule ses eaux au fur et à mesure ; mais lorsque des pierres, apportées par la main de l’homme ou par le hasard, l’ont retenu sur son passage, alors, il tente una assaut contre ce qui le retarde, et, plus sont nombreux ses adversaires, plus il déploie de forces : car toute cette eau qui arrive par derrière et s’accumule en lui, lorsqu’il lui est devenu impossible de supporter son propre poids, se précipite en aval avec les choses mêmes qui lui barraient la route. La même chose se produit pour l’air qui, plus puissant et plus agile, s’emporte plus rapidement et bouleverse plus violemment tout barrage. Suite à cela se produit un ébranlement, bien entendu, de l’endroit sous lequel le combat a eu lieu.

 

 

Le texte proposé ne peut manquer de faire sourire le lecteur moderne. Le récit des assauts du souffle d’air caché sous la terre a peu en commun avec le discours des manuels scientifiques contemporains, pas plus que l’explication proposée ne convaincrait un sismologue du vingt-et-unième siècle. Il faut toutefois replacer ce passage des Questions naturelles dans son contexte, celui d’une science encore balbutiante et, compte tenu des moyens d’investigation limités, se bornant souvent à l’allégorie ou la supposition. Si l’on connaît Sénèque comme penseur stoïcien et précépteur de Néron, comme auteur des Lettres à Lucilius ou d’une Phèdre qui inspira Racine, on oublie souvent qu’il s’intéressa aussi à certaines questions scientifiques, non en tant qu’expérimentateur, mais en faisant un résumé des doctrines de son temps ou en proposant ses propres explications. Il est le témoin d’une époque où les savants étaient non seulement philosophes, écrivains, conseillers politiques, mais encore scientifiques. 
L’extrait que nous donnons est tiré du sixième livre, intitulé De motu terrae, dans lequel Sénèque s’interroge sur l’origine des tremblements de terre. Le souvenir de la destruction de Pompéi était encore proche (l’auteur y fait d’ailleurs allusion dans la première phrase de ce livre). Il y développe une analogie entre le mouvement d’un fleuve, précisément celui de l’Araxe en Arménie, réputé pour son impétuosité, et celui du courant d’air enseveli sous terre, qui serait à l’origine de ses tremblements. L’explication de phénomènes dont les causes demeurent invisibles par analogie avec d’autres semblables que l’on peut observer est une constante dans la pensée scientifique de l’Antiquité, dès les Milésiens. Aujourd’hui encore, le vocabulaire de la science demeure imagé, et, lorsque l’on doit expliquer simplement certains phénomènes, on recourt au même genre de récits que Sénèque. Le conflit entre deux plaques tectoniques est ainsi vu de la même manière que la lutte entre deux plaques de carton que l’on tenterait de faire se chevaucher, les pôles contraires d’un aimant s’attirent, comme il est si vrai en amour que les différences de l’autre renforcent le désir. On prête même parfois aux objets des intentions, exactement comme Sénèque au souffle d’air, et on les décrit en des termes qui s’appliquent aux humains. Du reste, le passage que nous lisons n’est pas non plus sans rappeler les textes des premiers philosophes, notamment par l’importance accordée aux éléments : c’est la terre qui tremble sous l’impulsion de l’air, qu’on peut comparer à celle de l’eau. L’interaction entre tous les éléments est à comparer à celle que l’on trouve chez Empédocle, de même que le thème de la guerre entre les puissances naturelles, très présent dans le passage, fait penser à Héraclite (voyez par exemple le fragment 53).
Le texte proposé n’est pas dénué d’une forme de poésie, tout au moins de certaines qualités littéraires. On notera bien sûr la référence à l’Énéide (« pontem indignatus Araxes », chant VIII, vers 728), l’élégance de certaines formules (« manu vel casu illata », « idem spiritu fit, qui, ualentior agiliorque […] », …), le caractère rhétorique du propos, notamment dans le premier paragraphe. Les acteurs du tremblement de terre sont personnifiés : le souffle d’air est un être capricieux, puissant, agile, qui se plaît à la turbulence (« uersabile et agitatione gaudens »), qui aime l’aventure, qui met en œuvre une stratégie quasi militaire pour tout détruire sur son passage, après avoir rassemblé les forces nécessaires. Le texte prend d’ailleurs très vite une tonalité épique, l’air se livre à de véritables assauts libérateurs, presque prométhéens, le vocabulaire de la guerre et de la violence est très présent, et la citation de Virgile nous replonge dans un univers mythologique. Toutefois, Sénèque ne sacrifie pas la rigueur scientifique aux jeux littéraires, la structure des phrases, et l’abondance des conjonctions telles que « nam », « enim », « quod », « ergo » traduisent la volonté de l’auteur de donner des explications rationnelles aux phénomènes naturels. 
Cet esprit scientifique participe d’un programme philosophique plus vaste. Pour que l’âme soit sereine et ne vive pas dans la crainte de la colère des dieux, il importe qu’elle comprenne la cause des cataclysmes naturels. Même s’il s’agit là plutôt d’une thèse épicurienne, on ne s’étonnerait pas que Sénèque eût repris à son compte l’idée selon laquelle la connaissance scientifique, loin de chercher l’exhaustivité, peut se borner à dissiper, par des explications bien construites (éventuellement incomplètes, compte tenu des moyens de l’homme), les craintes des hommes.

 

Florian Reverchon